Un hommage à Dado a été organisé à la chapelle Saint-Luc à Gisors le 25 janvier 2011 à 10h30, en présence de M. Branislav Mićunović, ministre de la Culture du Monténégro, de Mme Irena Radović, ambassadeur du Monténégro en France, de M. Alfred Pacquement, directeur du Musée national d’art moderne, et de M. Marcel Larmanou, maire de Gisors.
On peut écouter un enregistrement audio de l’hommage sur le site Montjavoult production (durée : 1h15).
Voici reproduits ci-dessous le déroulement de la cérémonie et les discours des différents intervenants. Les photos en noir et blanc sont de Domingo, fils de Dado.
Sonate pour alto et piano (opus 147) de Chostakovitch, 1er mouvement.
Aujourd’hui, à la chapelle Saint-Luc, nous aurions tous voulu que ce jour n’arrivât jamais. Ici, tu as peint pendant des années été comme hiver. Nous y voilà à ta place, tous. Les lépreux anonymes que tu aimais tant reposent sous nos pieds.
Le 2 décembre dernier, nous t’avons raccompagné dans ta terre natale puis nous sommes rentrés, avec l’absence, la vraie, après avoir lâché quatre perdrix et étreint le drapeau monténégrin qui recouvrait ton cercueil en pin. Nous ne faisions pas qu’accomplir ta volonté, nous réalisions avec toi ton ultime acte artistique.
Ta tombe donne sur le lac de Skadar – Scutari disais-tu dans ta langue maternelle –, personne n’aurait pu rêver un aussi beau site. Tu y avais pensé depuis des années, depuis la première alerte sérieuse. Maintenant, peut-être l’observes-tu dans ses moindres détails, comme le colvert sur l’étang d’Hérouval il y a quelques mois encore. Comment savoir ? Il paraît que l’on entend les oiseaux chanter près de ta tombe.
Aujourd’hui, ce sont tous ceux qui en France, n’ont pas fait partie du voyage du retour qui sont là, ou presque… Tu as toujours fui les honneurs, mais ce rendez-vous posthume, ils ne l’auraient manqué pour rien au monde.
Car ils ont exprimé leur chagrin immense, ils ont partagé avec nous ce qui ne peut l’être. Nous pleurons le mari ou le père et le grand artiste, ils pleurent l’ami, l’éclaireur, et le grand artiste. Tout cela c’était toi, et bien plus encore.
Quelques-uns d’entre eux vont te parler (les entendras-tu ?), ou parler de toi, comme ils le souhaiteront.
Ils ont tous le même désir : que ton œuvre continue à vivre. Daniel Cordier me disait : « L’œuvre de votre père est extraordinaire car on ne peut que la découvrir. »
Les intervenants sont présentés par Mme Catherine Paysant, adjointe au Maire chargée du Patrimoine et des Relations internationales.
Yanitza, sa fille, nous y avait préparés et nous savions que Dado avait décidé d’affronter la mort avec sérénité. Pour autant, nous espérions que l’énergie qui l’animait lui aurait donné la force de vivre encore quelques années de plus.
Habitant depuis plus de quarante ans un village proche, Dado était devenu un Gisorsien, aimant sa ville et ses vieilles pierres. Passant presque quotidiennement devant cette chapelle, longtemps ruinée, jamais il n’est passé ici sans la regarder. La chapelle Saint-Luc faisait partie d’un ensemble de bâtiments « ostel » et ferme posté de part et d’autre de la route, de fondation gallo-romaine, qui mène à Rouen. Fondée à la fin du XIe siècle la léproserie Saint-Lazare était établissement de soins, de charité et d’enfermement.
Dado aimait l’art roman et le fait que saint Luc, le patron des peintres, lui ait donné son nom, lui apparaissait comme le signal qu’il avait quelque chose à risquer dans ce lieu. Aussi, quand la chapelle a été restaurée, il y a vu un lien direct avec son œuvre et s’est dit qu’il pouvait y faire la création dont il rêvait. C’est ce qu’il a proposé à la ville de Gisors. Cadeau inestimable, que bien sûr nous avons accepté. Cette proposition répondait à notre souci de faire revivre ce lieu. Il a trouvé dans cette chapelle un espace particulièrement adapté à son travail.
Deux années durant il a travaillé à ce qu’il appelait l’œuvre de sa vie. Dans des conditions difficiles, le froid, l’obscurité, qui disait-il l’aidait à exprimer le tragique et le désespoir, il se comparait au prisonnier de la tour du château de Gisors, suivant, comme lui le déplacement de la lumière. Ce qui l’intéressait, ce n’était pas simplement d’animer 300 mètres carrés, mais ce qu’évoque la chapelle, l’ordre de saint Lazare hospitalier et militaire, la foi, les lépreux et leurs souffrances. Il qualifiait son travail ici d’exorcisme, ayant souvent en tête ce qu’écrivait un de ses amis poète, « chaque mort est une fin du monde ».
D’autres évoqueront, mieux que moi, l’œuvre et la vie de Dado. Je dirai simplement quelques mots sur « Cet homme discret, solitaire, vibrant d’intelligence et d’humour » ainsi que l’a qualifié son ami Daniel Cordier. Dado était un homme modeste et d’un abord facile, connu et apprécié de nombreux gisorsiens avec lesquels il aimait à discuter. Il faisait aisément partager sa grande culture. Aimant l’histoire – il appréciait tout particulièrement Michelet –, la poésie, la musique baroque… Il s’intéressait aussi à l’actualité, surtout internationale, il fut très affecté par la guerre des Balkans et les bombardements de l’OTAN sur la Serbie. Il jetait aussi un regard détaché sur la politique, y compris locale, qu’il commentait volontiers et sur laquelle il portait un jugement acéré et sans complaisance. Il était surtout un homme qui aimait ses semblables, sa famille et ses enfants. Dans ses dernières années, la présence de son petit-fils, qu’il conduisait tous les jours à l’école, fut pour lui un grand bonheur.
Les Gisorsiens étaient, et restent, curieux de son œuvre dont ils pouvaient voir des spécimens, des vases d’apothicaires décorés, sur les rayons d’une pharmacie locale. Ils pourront désormais, placés au centre de la chapelle, regardant cette mise en page symphonique, sentir son souffle magistral comme tous les artistes, musiciens, danseurs et sculpteurs, qui se sont produits dans ces lieux. Jouir de son testament artistique, ce Jugement dernier, réflexion sur le phénomène vivant, atroce et très beau, où ses multiples personnages s’observent et s’apostrophent, semblant sortir de la géhenne comme les lépreux qui fréquentèrent ces lieux.
À son épouse Hessie, à ses enfants Yasfaro, Domingo, Yanitza, Malcolm, Amarante, à ses petits-enfants Ivo et Diotime auxquels il était profondément attaché et dont nous partageons l’immense douleur, nous témoignons notre profonde solidarité.
L’histoire de l’art, et plus particulièrement pour l’art contemporain lorsque manque le recul du temps, n’est pas toujours bienveillante avec les artistes les plus indépendants, avec ceux qui développent une œuvre en marge des tendances les mieux identifiées. Situation ô combien paradoxale quand depuis la naissance de l’art moderne, l’artiste revendique précisément cet individualisme de la démarche artistique. Et tous les observateurs ne cessent de rechercher et glorifier, de manière parfois simpliste, les aspects novateurs et l’originalité d’une œuvre. L’art contemporain veut se distinguer de toute contrainte académique, il met en avant l’individualité d’une proposition esthétique. Et pour autant il inscrit ces démarches dans des courants bien définis, des ismes de toutes sortes, qui rassurent les critiques et les historiens. Quoi de plus confortable en effet que de ranger un artiste dans un chapitre préétabli, au nom aisé à retenir, et de l’installer une fois pour toutes dans la grande encyclopédie des formes.
Oui mais voilà, il y a des récalcitrants. Ou plutôt des artistes qui n’ont que faire de ces classifications. Des artistes qui poursuivent une œuvre en parfaite indépendance, parfois dans l’isolement ou dans l’incompréhension, mais suscitant également des adhésions aussi passionnées que profondes. Leur style n’a pas été codifié par des règles préalablement instituées. Leur esthétique leur est propre, hors du temps. Ils tracent à travers leurs créations un perpétuel autoportrait qui les dévoilent et vient du plus profond d’eux-mêmes.
En général on ne sort pas tout à fait indemne de la rencontre avec de tels artistes. Leurs travaux impressionnent ceux qui osent les regarder, ils s’impriment dans les mémoires tant ils décrivent un monde unique. La rencontre avec un univers tout à la fois inconnu et familier modifie notre vision du monde.
Tel est le cas avec l’œuvre de Dado, peintre et dessinateur monténégrin, né à Cetinje en 1933, établi en France depuis 1956, s’installant peu après à Hérouval, ici, tout près de Gisors, pour y passer le reste de sa vie, une vie qui s’est interrompue le 27 novembre dernier.
Nous sommes réunis ce matin pour lui rendre hommage. Avec sa famille, ses amis, les proches de l’homme et de l’artiste d’exception qu’il a été et bien sûr les autorités du Monténégro, son pays natal où furent organisées des funérailles nationales. Nous sommes ici parce qu’à un titre ou à un autre nous avons aimé l’homme si attachant qu’il était, si bien décrit par tant de ceux qui ont commenté son œuvre, tel Daniel Cordier qui quant il le rencontra pour la première fois brossait ainsi le portrait d’un « petit bonhomme barbu, débraillé, à la voix douce, au langage châtié, à la fois moqueur et triste ». Et bien sûr parce que nous admirons l’artiste qui laisse une œuvre si étonnante et si humaine de peintre, de dessinateur, de sculpteur ou plutôt d’assembleur d’objets trouvés et peints.
Dans cette chapelle de Gisors dédiée à saint Luc, le patron des peintres, où l’on priait pour les lépreux, où l’on recueillait les victimes de guerre, et où plus récemment se réfugiaient les marginaux, Dado a peint un remarquable Jugement dernier qui s’inscrit dans la lignée des peintres du Moyen Âge et de la première Renaissance qui traitèrent si souvent ce thème où se mêlent l’espérance de la vie divine et l’effroi de la plongée aux enfers. Ces peintres germaniques que Dado admirait comme Konrad Witz, Martin Schongauer… Il s’inscrit ainsi dans une tradition culturelle où la peinture sert à initier l’individu à son destin. Et où le peintre pouvait donner libre cours aux forces de son imaginaire. Les Jugements derniers décrivent des multitudes, des foules agitées comme Dado aime à les représenter dans ses peintures où il représente avec la virtuosité qui caractérise son écriture graphique une comédie humaine.
Dado peint « l’humanité qui saigne ». Sa peinture est sa manière de refuser le monde dans lequel il vit, un monde où il est né en pleine seconde guerre mondiale et dont il n’a pu que constater les désastres successifs. Mais, et c’est bien là le paradoxe, derrière cette violence du trait, ces figures mutilées, ces êtres tronçonnés, se manifeste une humanité profonde. Dado déploie dans ses toiles, ses dessins, ses fresques, celle de cette chapelle comme aux Orpellières à Sérignan une fantasmagorie, un peuplement d’êtres étranges, bébés, corps mutilés, animaux, squelettes… Une population sortie de son imagination et qui pourtant crie son rapport au réel. Le réalisme de Dado est onirique. Longtemps, il recouvrait ses figures d’une chape de cendre, une fine pellicule qui les rend évanescentes, les confond dans un voile bleuâtre, coloration diffuse qui vient tel un linceul, souligner la dramaturgie picturale. Plus récemment c’est un chromatisme subtil qu’il a adopté. Mais les mystérieuses figures tronquées et mouvementées sont toujours présentes.
Au Centre Pompidou nous avions rassemblé les dessins de Dado dans une exposition sous-titrée « L’exaspération du trait ». Elle voulait insister sur le remarquable dessinateur qu’est Dado et que Jean Dubuffet fur le premier à remarquer lorsqu’il découvrit son œuvre dans l’atelier de lithographie de Gérard Patris. Gratifiés, par les donations de Daniel Cordier et par celles de Dado lui-même, d’une exceptionnelle collection de dessins et de peintures, sans doute la plus importante dans un musée, nous avons eu à plusieurs reprises et encore récemment l’occasion de lui consacrer une salle dans le parcours du Musée national d’art moderne. Nous prévoyons à nouveau d’ici quelques semaines de réserver une salle de nos collections permanentes à ses œuvres, au Massacre des Innocents, au Diptyque d’Hérouval, à La Grande Ferme, hommage à son ami Bernard Réquichot, aux dessins également et de rendre ainsi hommage à cet artiste.
Dado était un homme profond et généreux. Il m’avait téléphoné un jour pour me dire qu’il avait fini un tableau et que nous pouvions envoyer un camion pour le chercher. Un peu surpris je tentais d’en savoir plus, de mieux comprendre. Je n’étais pourtant pas venu récemment dans son atelier. Mais c’était ainsi et pas autrement. Le tableau terminé, il devait rejoindre la collection du musée et c’est ainsi que l’École de Prescillia, cette magnifique composition horizontale, peuplée d’êtres souriants ou grimaçants fait partie des collections nationales.
Une autre fois, tout récemment d’ailleurs, c’était pour trouver le bon contact afin que la Jaguar « squelettisée » prenne place au pied du Centre Pompidou-Metz le jour de son inauguration. Chef-d’œuvre imprévu dédié à Hans Bellmer et à Unica Zürn, elle tourna autour du musée qui venait de naître.
Et ce furent aussi nos échanges autour des questions qu’il se posait pour la destination des bâches qu’il avait réalisées pour le pavillon du Monténégro à Shanghai.
Dado était comme cela : il avait une relation très simple, très directe aux autres. Il était un artiste imprégné de son œuvre sans déployer une stratégie ou construire une carrière. Il pouvait consacrer de longues périodes à des projets qui répondaient pour lui à une absolue nécessité, tel celui qui nous environne. Ou celui du Bunker de Fécamp.
Permettez moi de citer pour terminer Daniel Cordier qui n’est pas avec nous ce matin mais a tant compté pour moi comme pour d’autres pour me donner accès à la peinture de Dado : « Il semble, écrit il dans le beau texte publié à la fermeture de sa galerie en 1964, que la misère humaine se soit réfugiée dans ses bras et transforme cet homme frêle, aux allures d’adolescent, en prophète colossal de la pitié et de l’horreur ».
Uvažena porodico Đurić, Chère Famille Djuric,
Uvaženi gospodine Larmanu, Monsieur Larmanou,
Uvaženi gospodine Pakman, Monsieur Pacquement,
Uvažena ambasadorko Radović, Ambassadrice Radović,
Dame i gospodo, Mesdames, Messieurs,
U ovom svečanom i elegičnom času dvije Dadove kolijevke, Crna Gora i Francuska, odaju poštu, u Žizoru, umjetniku čiji zemni ostaci počivaju na Košćelama, pored rodnog Cetinja.
En ce moment solennel et élégiaque, les deux berceaux de Dado, le Monténégro et la France, rendent hommage, ici, à Gisors, à l’artiste dont la dépouille repose à Košćele, près de sa ville natale, Cetinje.
Dadov duh vaskrsava na mnogim, za njega kultnim mjestima. I jutros, u kapeli Svetog Luke, bolnici leproznih. Na njenim zidovima Dadova verzija Strašnog suda.
L’esprit de Dado ressuscite dans les nombreux lieux qui lui ont été sacrés, comme ici même, ce matin, dans la chapelle Saint-Luc, qui fut jadis l’hôpital des lépreux. Nous retrouvons sur ces murs la version du Jugement dernier vu par Dado.
Crna Gora, Dadovo izvorište, životvorni zdenac, njegovo Sopstvo i njegov stvaralački prosede.
Le Monténégro était la source de Dado, la fontaine de sa vie, de son être et de sa démarche artistique.
Govorim Dadove riječi :
Je cite Dado :
« Pa da meni nema Crne Gore ne bih mogao ja da postojim. Čitavo moje slikarstvo je izvađeno iz Crne Gore kao kad čovjek izvadi draču iz tabana ili iz ruke. Ja čupam te slike iz Crne Gore. »
« Si le Monténégro n’existait pas, je n’existerais non plus. L’ensemble de ma peinture est tirée du Monténégro, de la même manière qu’un homme retire une épine de son pied ou de son bras. Moi, je puise mes peintures dans le Monténégro. »
A « Kad se čovjek odlijepi od rodne grude, od one svjetlosti koju je samim rođenjem ugledao, to je već mala tragedija. Kada treba da promjeni kulturu, to je veliki mentalni napor ; to je rez... Ja ne mogu nigdje drugdje da slikam nego u Eruvalu. Mogu da crtam i ovdje u Parizu, ali slikam tamo. Postoji jedna granica tih teških tegoba, i kad se ona pređe, nauči se taj prostor napamet, osjeća se i tada se dobro radi. Samo, to traje dugo. Ali, ne bih ga napravio da sam ostao u Crnoj Gori. A da nijesam došao iz Crne Gore, ne bih ga napravio ni tu. Ja mislim da sam ipak pretrpio neki uticaj. To je kompleksno. Jednom riječi, ja sam donio otud panj pa ga ovde otesao. A da li bih ostao panj da sam ostao u Crnoj Gori, ni to ne vjerujem. »
Et : « Une fois séparé de sa terre natale et de la lumière qu’il a vue à la naissance, l’homme vit déjà ce moment comme une petite tragédie. Le moment où il doit changer de culture est un grand effort mental ; c’est une coupure... Moi, je ne suis capable de peindre nulle part ailleurs qu’à Hérouval. Je peux dessiner ici, à Paris, mais je ne peins que là-bas. Il existe une barrière, une limite à ces tourments difficiles et lorsque nous dépassons cette limite, nous apprenons cet espace par cœur, nous le ressentons et à ce moment-là il est possible de créer. Seulement, ce processus dure longtemps. Si j’étais resté au Monténégro, je n’aurais pas pu créer cet espace. En revanche, si je n’étais pas venu du Monténégro, je ne l’aurais pas créé ici non plus. Je pense que j’ai subi une certaine influence. C’est très compliqué. Bref, j’ai apporté de là-bas un tronc d’arbre et puis je l’ai taillé ici. Serais-je resté un tronc d’arbre si j’étais resté au Monténégro ? Je ne le crois pas. »
Dado je spojio Cetinje i Žizor.
Dado a lié Cetinje et Gisors.
A duša Crne Gore i duh Francuske povezani su u personi i djelu jednog od najvećih umjetnika XX i početka XXI vijeka – Miodraga Dada Đurića.
L’âme monténégrine et l’esprit français se sont reliés par la grandeur personnelle et l’œuvre d’un des plus grands artistes du XXe et du début de XXIe siècle : Miodrag Dado Djuric.
M. Branislav Mićunović conclut son discours en remettant à Hesssie, épouse de Dado, le Prix des peintres prestigieux qui a été decerné à ce derrnier à titre posthume.
Air « Verdi Prati », Alcina, opéra de Haendel
(interprété par Teresa Berganza)
Ivo, petit-fils de Dado, en traduit les paroles avant la diffusion.
Vertes prairies, forêts charmantes, vous perdrez votre beauté.
Belles fleurs, vives rivières, en vous le charme et la beauté bientôt vont se changer.
Vertes prairies, forêts charmantes, vous perdrez votre beauté.
Et le bel objet transformé, à l’horreur passée, tout en vous retournera.
Vertes prairies, forêts charmantes, vous perdrez votre beauté.
Amarante présente les intervenants.
Dans cette seconde partie, chacun des intervenants, par sa personnalité, va en quelque sorte incarner un des thèmes chers à Dado : la médecine, la littérature, l’enfance, l’amitié. Nous lirons également des textes d’amis de Dado qui ont été empêchés.
Cher Gilles, lors de ta rencontre avec Dado, tu saisis immédiatement sa fascination pour le corps humain, avant même de connaître le peintre. Ta spécialité, la dermatologie, l’intéresse depuis toujours. Tu es celui également qui montre la monographie de Dado à Gilles Deleuze, qui lui écrira par la suite une très belle lettre, reproduite sur le site.
Gilles Deleuze le lui avait écrit : « Votre peinture est puissante. Une écriture où la matière est l’homme. » Étrange en effet pourrait être la quasi absence de paysages dans l’œuvre de Dado, lui qui naquit et passa enfance et adolescence parmi des paysages qui sont les plus beaux qui soient – Budva, Cetinje, les bouches de Kotor, Sveti Stefan, Sveti Marko – et qui vécut ensuite au moulin d’Hérouval, baigné par la verdure, la solitude et le calme d’un vallon enchanteur à la sérénité cistercienne. Mais une enfance marquée par une guerre particulièrement cruelle, par la disparition trop rapide d’une mère adorée, biologiste passionnée, et dont le point d’ancrage était un grand-père médecin, hygiéniste réputé, qui avait bien compris qu’aucun progrès médical ne vaudrait sans amélioration de l’environnement humain et qui, en honnête homme de son époque, traduisait les géants Homère et Tolstoï. Un premier passeur dans la famille, déjà…
Oui, l’œuvre de Dado est une œuvre peuplée d’une foultitude de personnages, observés avec profondeur, dessinés avec un réalisme peut-être extrême, mais si vrai. Qui n’a pas croisé tous ces êtres dont l’attitude grotesque en font des marionnettes du quotidien ? Et nous-mêmes, ne nous reconnaissons-nous pas dans ces pantins pathétiques ?
Au risque de vous étonner, je n’ai jamais vu de monstres, gentils ou pas, dans l’œuvre de Dado, mais la représentation réaliste de la diversité humaine par un artiste au regard acéré mais toujours bienveillant, effectuant un vrai travail d’entomologiste en accumulant dans ses boites des bribes de vie humaine épinglées tels les papillons et autres insectes que collectionnaient ses amis Claude Georges et Jean-Luc Verley, amis qui me présentèrent Dado un soir où, assis tous deux dans un coin obscur de l’appartement de Jean-Luc, nous discutâmes des heures durant de médecine et de dermatologie, de mort et de peau, et où se scella notre durable amitié.
Chacun sait que Dado saisissait tout support pour s’exprimer, les espaces, les plans et les objets les plus variés. Je ne peux ici lever le secret médical, mais je crois pouvoir vous dire que Dado avait aussi choisi de s’exprimer avec sa peau. Qui ne connaît pas la fameuse phrase de Valéry dans L’Idée fixe : « Ce que l’homme a de plus profond en lui, c’est sa peau » et celle de Gide dans Les Faux-Monnayeurs : « L’homme n’est l’homme qu’à sa surface ». Oui nous avions tous deux de longs entretiens et continuions de temps à autre cette conversation du premier soir sur la mort et ce que la peau pouvait en dire. Et je devinais souvent, au fil de ses expositions, l’état de sa peau en évaluant la force de ses tableaux et ce qu’ils évoquaient… parce que le dermatologue est avant tout un lecteur comme me l’avait fait comprendre un jour Gilles Deleuze.
Dado est un artiste probablement mieux compris des enfants et des analphabètes que des gens que l’on dit éduqués. Il est étrange comme nombre de personnes instruites (de quoi ?) ne savent pas lire les images ! Sur un mur de mon cabinet est accrochée une petite affiche destinée à l’éducation des analphabètes de la brousse africaine où il m’arrive de me rendre, expliquant que l’eau sale donne des maladies et ce qui doit être fait pour obtenir et conserver de l’eau saine. Cette affiche est sous-titrée en langue serer, une langue vernaculaire sénégalaise. Et bien vous seriez comme moi étonné du peu de personnes qui en comprennent le message !
Matta, de passage en voisin dans mon cabinet, s’attardant à regarder un petit tableau peint par ma fille à l’âge de 3 ans, qui lui évoquait l’organisation cosmique du monde, m’avait dit avec son extraordinaire accent chilien, qu’elle avait ensuite à l’école apprit à devenir une chienne. Et que penser d’Agam qui me parle si souvent de la capacité des enfants à appréhender le monde qui les entoure par les formes et les couleurs, mais dont ces capacités sont atrophiées par un apprentissage scolaire si loin de leur réalité ?
Alors Dado et l’enfance, son monde si précieux. Dado et la Méchante Petite fille. Et Dado et Ivo ? Ces derniers tableaux de l’école de Montjavoult avec Ivo et les petits écoliers…
Et les personnages de Dado, pourquoi s’agitent-ils dans cette lumière bleue laiteuse, irréelle, intemporelle, qui évoque les limbes, état intermédiaire, incertain, non défini entre les hommes et l’au-delà ? Ce bleu Dado qui lui est si personnel.
Où sommes-nous réunis aujourd’hui ? Loin d’être un hasard, ce lieu, la chapelle Saint-Luc, celle d’une ancienne léproserie (tiens, encore la dermatologie !) a été choisi parce qu’il représente un aboutissement de son œuvre, la concrétisation de sa vision d’un monde qui est le sien, mais qui est aussi le nôtre. À la fin du Moyen Âge occidental, l’obsession de la mort hantait les esprits. Dans le théâtre, la poésie, la musique, la sculpture et la peinture apparaît alors le thème allégorique du pouvoir égalisateur de la mort. Dado, tel le coryphée du cœur de la tragédie antique, a ici réalisé une œuvre titanesque, une danse macabre de notre époque, réunissant tous ses personnages qui l’accompagnèrent au quotidien, pour un avertissement solennel, le cri d’alarme de la sentinelle qu’est tout artiste qui voit avant chacun de nous s’avancer les périls prêts à engloutir ce monde absurde si nous n’avons pas la sagesse d’y remédier au plus vite.
Saurons-nous entendre Dado, faisant écho à Baudelaire ?
« En tout climat, sous tout soleil, la Mort t’admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité ! »
Oui, toute l’œuvre de Dado est un rappel déchirant à la Raison.
Cher Claude, tu sais sans doute à quel point Dado se considérait comme un « orphelin de langue » alors même que son goût pour la littérature, et la littérature française en particulier, était si prononcé. Il était avide de dialoguer par son trait avec des écrivains à travers des collaborations éditoriales, et il lui fallait sans cesse aller à la rencontre d’autres singularités : le regretté Pierre Bettencourt, Matthieu Messagier, Michel Bulteau, Patrick Watteau, et bien sûr toi, Claude. Tu es l’auteur de nombreux textes sur Dado, dont le Dadomorphes et Dadopathes paru chez Deyrolle, plus récemment Les Oiseaux d’Irène à la Différence, sans compter les très beaux ouvrages de bibliophilie publiés avec la complicité d’Alain Controu. Tu es en quelque sorte le frère en verbe de Dado tant vos univers sont proches. Tu as choisi de lui parler aujourd’hui.
Cher Dado,
Notre cher Dado à tous,
Je m’adresse à toi directement, parce que, dans ton absence, tu es très sensiblement présent, dans la mémoire de l’amitié, dans notre admiration pour l’artiste que tu es, et tout particulièrement dans cette chapelle Saint-Luc qui demeure un des hauts lieux de ta création.
Voici. Tu nous as quittés. Tu n’es plus là, avec ta barbe buissonnante, ton allure de dénicheur de cauchemars, ton sourire d’homme des bois possesseur de secrets immémoriaux et maître en sagesse alchimique – celle qui crée à partir du chaos, qui transfigure le dépotoir et le pourrissoir, et donne forme de formes à toutes les douleurs humaines et à toutes les contradictions de la nature.
Tu nous as laissés ici et tu es allé retrouver ta terre natale, telle que tu l’as portée en toi-même, depuis toujours, au plus profond de ton cœur, de ton imagination et de tes sens. Ton vieux désir de t’enfouir dans le sol des origines – dans le sol vivant et fertile de la Terre mère – est, à présent, comblé. Tu reposes, pour l’éternité des temps, absorbé dans le plus beau paysage de ta mémoire, dans l’ouverture de la vallée, face à la montagne, devant cet admirable lac de Skutari, qui fut celui de ton enfance et de ton adolescence, et qui exerçait sur toi toute la fascination et toute l’emprise des mystères de la féminité : ombre et lumière, transparence de la surface et glauque matière des profondeurs. Tu as choisi la beauté du monde et tu nous as laissé les horreurs de tes visions, comme pour nous inviter à enrichir jusqu’au bout notre conscience de la condition humaine avant de conquérir à notre tour le droit à la paix et à la contemplation.
Tu nous as laissés en compagnie des monstres, des hybrides maléfiques, des engeances en rupture d’humanité, cruelles, voratrices, persécutrices, et de tous les évadés de la souffrance, de la folie et de la misère d’être – pour nous rappeler sans cesse que le mal est la loi du monde, le principe de l’être, et le moteur de l’histoire et que l’existence est sans issue. Ces vérités-là ne se démontrent plus. Elles sont. Elles s’exposent à cru, sur les murs de Saint-Luc, sur ceux des Orpellières et du Blockhaus et dans toute la succession des toiles, des dessins et gravures, au long de plus de soixante ans de création sans répit.
La courbe du temps t’a retiré du monde. À présent et pour l’éternité, tu reposes en paix dans l’immobile beauté de ton paysage natal, à l’écart absolu de l’agitation des vivants et des conflits qui servent à justifier toutes les horreurs de l’histoire et celles des existences particulières. Mais à nous, tu as légué pour toujours l’extrême violence des formes qui te torturaient au-dedans et qui hantent sans limite la totalité de ton œuvre. Tu nous laisses en proie aux agressions de tes créatures, à leur méchanceté radicale, à leur nocivité, à l’exhibition de leur terreur et de leur turpitude. Tu nous tiens dans le cauchemar des apparences – lesquelles sont autant de reflets de l’être et de l’espèce en sorte que nous sommes bien obligés de reconnaître que tes monstres nous ressemblent comme des frères et que, puisqu’il s’agit de vivre avec eux, au milieu d’eux, il vaut mieux leur apporter de la compassion que de détourner nos regards. Pendant plus de soixante ans, tu nous as initiés à l’horreur jusqu’à nous familiariser avec elle. Cette approximation de la vérité et de l’existence humaine, nous l’avons partagée avec toi comme un secret et comme un don. Il n’y a plus à reculer.
En toi, autour de toi, dans la grandeur des lieux où tu reposes, règne le silence sans rive, sans altération ni rupture, de la vie accomplie, des projets achevés, des travaux arrêtés. Silence de l’homme rejoignant le silence des choses, tandis que nous autres vivants entretenons en nous, indissociablement, sentiment de présence et sentiment d’absence. Toi, tu gis, là-bas, au point de confluence du temps, auquel nous appartenons, et de l’éternité, qui te garde. Tu demeures en nous par le souvenir et selon ton humanité très concrète que nous pouvons évoquer à tout instant, nous qui t’avons connu. Le reste, c’est ton œuvre qui le retient et qui l’exprime. Et voici ce qu’il en est : autant tu appartiens au silence, autant les figures qui composent ton œuvre s’approchent de la rumeur, du chuchotement, du conciliabule jusqu’à la limite du cri et du hurlement. Tes peintures, tes fresques, tes gravures, tes sculptures ne sont muettes que si l’on cesse de les regarder. Mais dans l’instant immédiat de la perception comme dans la durée longue de la contemplation, on saisit une tension, une crispation de fureur ou de douleur ou même d’ironie, comme si une réalité de souffle et de voix allait jaillir – et alors, ce serait la terreur, ce serait la panique et la folie.
Voilà, notre Dado très cher, jusqu’où tu nous as conduits. Notre gratitude pour ce que tu nous laisses est égale à notre chagrin pour ce que tu nous prends.
Chère Prescillia, ton prénom est immortalisé dans l’une des plus belles toiles de Dado que possède le Centre Pompidou. Cette œuvre, qui a figuré dans l’accrochage des collections du Musée en 2008, s’intitule L’École de Prescillia. Ce que l’on sait moins, c’est que très souvent, quand tu étais encore petite fille, avec la complicité de tes parents, très attachés à lui, Dado récupérait tes cahiers d’école et autres documents, pour s’en servir comme support pour ses dessins, démarche qu’il réitérera plus tard avec son dépôt d’archives « ADNisées » à l’IMEC.
J’ai connu Dado, il y a maintenant plus de 20 ans. C’est mon père, féru d’art, qui m’a emmenée pour la première fois à Hérouval découvrir l’univers de ce curieux personnage barbu, coiffé d’un bonnet et vêtu d’habits maculés de peinture.
Au fil du temps, chacun d’entre nous, mes parents, mon frère et moi, avions appris à flâner dans cet atelier pittoresque planté dans le décor atypique du Moulin d’Hérouval.
Je me souviendrai toujours des fois où l’on se faisait courser par les oies en liberté, et de la présence de ce cygne qui régnait sur l’étang.
Dado aimait la vie dans son plus simple appareil, il n’avait pas besoin d’artifices pour briller. D’ailleurs, cette vie remplie de simplicité faisait le bonheur de chacun d’entre nous, à chaque visite que nous lui rendions.
Dado nous accueillait toujours avec plaisir, jusqu’à partager un repas imprévu.
Même lorsqu’il était en train de peindre ou qu’il avait d’autres visiteurs, il faisait toujours en sorte qu’on ne soit pas mis de côté, et que chacun trouve sa place.
Chaque visite à l’atelier révélait de nouvelles découvertes. Que ce soient des impressions, des sentiments, des couleurs, des personnages, des formes, des odeurs même ! Des odeurs de peintures à la fois froides et chaudes qui laissaient vagabonder notre imaginaire.
Chaque tableau, personnage, ou sculpture appartenaient à notre libre interprétation. Dado laissait à chacun le soin d’approcher ses œuvres en fonction de ses propres envies et de propres ressentis. En fait, les œuvres de Dado ont ce fort pouvoir de parler à l’âme. Peut-être même que certains d’entre nous se sont déjà retrouvés dans une de ses œuvres au point de la rendre sienne ?
Ces œuvres aux mélanges explosifs et détonants reflètent étrangement la personnalité de Dado. En effet, c’était vraiment paradoxal de voir qu’un personnage avec cette simplicité pouvait produire des peintures aussi complexes !
On découvre encore parfois dans certains tableaux, quelques années plus tard même, des personnages, ou des significations qu’on n’avait pas perçus au premier regard.
Mais Dado n’était pas seulement un grand peintre, il était aussi une belle personne, unique, précieuse, attachante, et soucieuse de l’avenir de chacun. Il avait une forte croyance en l’homme et en ses capacités, il y portait d’ailleurs un réel intérêt.
Plus personnellement, Dado faisait partie de ces rares personnes qui ont toujours cru en moi. Ses mots, ses façons de voir les choses, son incroyable culture, et sa grande générosité, m’ont donné la force d’avancer, et de me réaliser.
C’est en partie grâce à lui si je suis devenue aujourd’hui celle que je suis.
Dado faisait partie de ma famille de cœur. Son omniprésence à travers ses œuvres et dans mes plus beaux souvenirs feront que je ne pourrai jamais l’oublier.
Dado, Le Monde n’a pas publié les lignes reflétant la grandeur de ton œuvre mais qu’importe puisque c’est aujourd’hui que nous composons ensemble l’article témoignant de notre immense admiration. Cet article restera à jamais gravé dans nos mémoires à l’endroit même où notre imaginaire continuera de faire vivre tes peintures.
Je suis fière de t’avoir connu.
Yanitza [fille aînée de Dado] va lire la lettre de Denise Epstein.
Denise Espstein est la fille de l’écrivain Irène Némirovsky. Orpheline de mère comme Dado, elle avait noué avec lui un lien très fort au cours de belles conversations téléphoniques, sans que jamais ils ne se soient rencontrés.
Lettre à Dado
Vous étiez mon ami, vous étiez mon frère, vous étiez le meilleur compagnon de ma mère, Irène Némirovsky, et comme les oiseaux que vous lui avez consacrés, vous êtes allé la rejoindre. Tous les deux vous avez rejoint la cohorte des blessés du cœur, les victimes des images terribles du passé. Comme vous allez nous manquer ! À votre famille d’abord, si fière de vous, à vos amis, aux admirateurs de votre grand talent. Je n’oublierai pas votre générosité, les belles leçons de philosophie données au travers du fil du téléphone, vos rêves, votre poésie pour me dépeindre un oiseau qui voletait dans votre jardin d’une si belle manière que je pouvais de loin l’imaginer. Votre culture était immense et vous m’avez fait découvrir des textes et des auteurs magnifiques. D’une certaine manière vous m’avez rendue curieuse, avide de comprendre ce qui vous passionnait tellement et que je n’imaginais pas avoir envie de découvrir tant je me sentais dépassée. Pour tout cela merci.
L’hommage qui va vous être rendu sera plein de tendresse pour vous. Je sais que ce jour-là il n’y aura pas d’absents, en tous cas par la pensée. Du fond des prisons, des lointaines provinces, de Toulouse où sont gardées précieusement un grand nombre de vos œuvres, nos pensées convergeront vers Gisors. Dado, au revoir… vous ne nous quittez pas.
Denise
Chère Emilie, tu rencontres Dado alors que tu es âgée de quatorze ans, grâce à ton père, un collectionneur « monomaniaque » et un véritable ami de notre famille. Tu t’intéresses peu à l’époque à l’art contemporain, et pourtant, très vite, une véritable amitié se noue avec Dado, qui t’a énormément apporté. Dado nous parlait souvent de toi avec enthousiasme, évoquant ta tête bien faite, et semblait admiratif de ton parcours.
« Je suis homme, je pense que rien de ce qui est humain ne m’est étranger »
Dado aurait pu faire sienne cette maxime de Térence, tant il était profondément homme et conscient des grandeurs comme des faiblesses, des droits comme des responsabilités qu’emportait cette humanité, vis-à-vis de lui-même, des autres, mais aussi de cette nature qui nous entoure et qui le fascinait tant.
C’est de l’homme, tel que je l’ai connu, perçu, parfois entraperçu, et le considère encore, et de sa capacité à créer, à nouer, à tisser du lien, que je souhaiterais dire quelques mots aujourd’hui, afin d’honorer sa mémoire et de lui rendre hommage.
Hommage ne vient-il pas, d’ailleurs, du mot « homme » ? Avant d’être un témoignage de respect, de reconnaissance et de gratitude, l’hommage était une promesse de fidélité. En rendant hommage au roi, le vassal devenait homme du roi et se liait indéfectiblement à sa personne. Aujourd’hui, en rendant hommage à Dado, nous affirmons tous, en quelque sorte, que nous sommes « hommes et femmes de Dado », liés à lui par une promesse de fidélité à ce qu’il était et à ce qu’il nous aidait à être.
Ma rencontre avec Dado date d’il y a près de treize, quatorze ans déjà. Tout est parti de ces questions que Dado aimait tant à poser à ses interlocuteurs, non point pour les mettre en difficulté ou pour étaler son savoir, mais, au contraire, pour le plaisir de transmettre ses connaissances, d’échanger et d’enclencher ainsi un processus d’enrichissement mutuel. Derrière l’homme parfois provocateur, se cachait en effet un homme de transmission, de tradition au sens noble du terme.
La présentation tiendrait presque du conte. Le vieil homme demande à la toute jeune fille : « Qui est Jean-François Paul de Gondi ? ». Elle répond du tac-o-tac : « Le cardinal de Retz ». Ainsi commença une durable et réelle affection, née au départ autour d’une même passion commune pour l’histoire. Dado m’a beaucoup appris et beaucoup donné. C’est une chance que de l’avoir connu. Un peu à l’image de sa peinture, toujours en mouvement mais immédiatement reconnaissable, il avait de multiples facettes, qui lui donnaient pourtant une personnalité et une présence d’une incroyable force et unité.
A mes yeux, il y avait en lui du philosophe antique, de l’homme des Lumières, du lutin facétieux et du chêne centenaire.
Le philosophe antique (aux confluents de Socrate et de Diogène) : pour son mépris des conventions, son sens de l’amitié et la façon dont il aidait les autres à vivre, à apprendre à vivre, parfois même à réapprendre à vivre ; l’homme des Lumières : pour son universalisme, sa curiosité jamais rassasiée et son amour de la liberté ; le lutin : pour son éternel petit bonnet, sa bonté et ses yeux qui pétillaient non seulement d’intelligence, mais de malice ; et le chêne centenaire : d’abord, parce qu’il aimait tant la nature qu’il m’en aurait voulu de ne pas ajouter une touche naturaliste à ma description, ensuite, parce qu’émanait de lui une force rassurante et qu’il ne ployait jamais la tête, enfin, parce que nous sommes nombreux à nous être protégés, reposés ou apaisés, d’une façon ou d’une autre, à l’ombre de son grand feuillage.
Buffon décrivait le temps comme « le plus grand ouvrier de la nature ». Le temps est, hélas, parfois cruel.
Il me paraît difficile de me persuader que, plus jamais, je ne le verrai assis devant le moulin, dans son atelier ou à la table de sa cuisine, me parlant de sujets aussi improbables que l’histoire de Saint Tryphon l’enfant ou l’exploitation des mines d’argent dalmates par la République de Venise, évoquant le dernier concert de Haendel qu’il avait entendu à la radio, m’informant des faits et méfaits du héron, ou me recommandant chaudement telle ou telle lecture – toujours avec un sens infaillible.
Aujourd’hui, plus d’anecdotes culturelles, plus de lutin facétieux, plus de discussions en compagnie de mon père et de Dado un petit verre à la main en regardant le soir se coucher tranquillement sur l’étang, plus de héron. Mais des souvenirs toujours vivants, une présence encore matérialisée dans ses œuvres, une fidélité reconnaissante, un manque certain et une « invincible espérance ».
Hervé Duetthe improvise un discours au nom des artistes du Vexin.
Je pensais qu’il fallait que les artistes du Vexin rendent hommage à Dado.
Je voulais écrire et puis je n’ai rien écrit ; j’ai préféré prendre le risque d’une parole vivante, d’une parole spontanée. J’espère que vous en pardonnerez la maladresse.
D’ailleurs, je vais commencer par une maladresse, je vais faire ce qu’il ne faut pas faire, je vais parler de moi. C’était en 1966, je venais d’avoir le bac, j’étais alors jeune étudiant à Paris. Je voulais faire de l’art, j’étais inscrit dans une école d’art et j’étais complètement dérouté. Je savais que j’avais des choses à dire mais je ne savais pas quoi et surtout pas comment. Et je suis passé devant une galerie de la rue de Seine et dans cette galerie il y avait des dessins, des dessins qui m’ont laissé sur place. Cela aurait pu être des dessins de Dado, mais ce n’étaient pas des dessins de Dado… Je suis rentré dans cette galerie, j’ai demandé quel était le nom de cet artiste et il s’agissait d’Eugène Dodeigne. J’ai demandé à le connaître un peu, on m’a présenté un fascicule, j’ai regardé la biographie de cet artiste et ce très beau sculpteur et je me suis rendu compte à ma grande surprise que son atelier était tout près, tout près, tout près de la maison de mon enfance dans le nord.
Et à ce moment là, une condition qui s’est imposée à moi, c’est qu’il y avait une sorte d’esprit du lieu, que les artistes dans un même lieu, quelque soit leur parcours, quelque soit leur pratique, quelque soit leur travail, d’une certaine manière se ressemblaient. De voir les mêmes paysages, de voir le même espace, de voir la même lumière, tout cela faisait qu’ils faisaient partie de la même famille.
Et puis, écoutez, si on va aux Andelys, et si l’on regarde les courbes de la Seine ou bien le Château Gaillard on ne peut pas les voir sans voir Nicolas Poussin, Nicolas Poussin est là, il est aussi là dans la lumière des Andelys, il est aussi là dans les courbes du paysage.
Et ici, pour nous, dans le Vexin, il y aura Dado. Dans la lumière du Vexin, dans l’espace du Vexin, il y aura Dado. Et quand vous sortirez vous-mêmes, peut-être que vous entendrez quelque part sous une feuille le crissement des pas d’un insecte et ce crissement-là, ce sera la peinture de Dado. Peut-être qu’il y aura l’élan tendu d’une branche brisée qui se profilera sur le ciel, et ce graphisme-là, ce sera le graphisme de Dado. Voilà, voilà tout simplement ce que je voulais vous dire. Je pense que tout autant que dans les musées, un peintre, un artiste, un grand artiste vit et existe dans la lumière et dans l’espace des lieux où il a œuvré, c’était ce que je voulais vous dire.
Pour finir, je vais lire un beau texte de Philippe Ferrari, collectionneur et ami de Dado, qui a suivi son travail avec passion pendant presque deux décennies en même temps qu’il entretenait un lien très fort avec l’homme.
Des mots pour Dado ; Pas un « hommage à… », le terme lui paraîtrait peut-être suspect, tout comme le confort, qu’il disait laisser aux « médiocres », peignant dans le froid hivernal à même les murs de cette chapelle dédiée à saint Luc.
Mais des mots oui, pour reprendre une conversation à bâtons rompus, coupée un 27 novembre. Les mots qu’il appréciait tant, véhicules de la pensée, qu’il avait transformés en messages incantatoires sur ses toiles dans les années 1960, puis en symboles et poteaux indicateurs, tel ce mot « École », titrant quelques toiles il y a cinquante ans pour revenir ces dernières années au fronton de ses maisons, paysages resserrés où s’inscrivaient les derniers personnages de ce monde qu’il nous proposait. Une École dont il n’était pas le maître, car Dado n’enseignait pas, il ouvrait des fenêtres et des portes, donnant à regarder. Et avec une infinie et ferme gentillesse, Dado nous invite à nous engager sur ces chemins qu’il a dessinés, dans son monde dont il a inlassablement, obsessionnellement décrit les divers aspects pour nous les offrir, nous laissant la charge et le devoir humain du parcours.
Dado ne donnait pas de leçon, ne s’adressant pas à tous, mais étant attentif à chacun. Attentif surtout à chacun de ceux dont il s’était entouré, au hasard des rencontres, qui l’accompagnaient dans ce monde et qu’il accompagnait dans le sien. Hasard qui ne semblait d’ailleurs pas exister pour Dado, qui le courbait pour qu’il devienne sa destinée.
Paradoxal Dado qui se déclarait orphelin de langue, puisque le français n’était pas sa langue maternelle, et qu’il ne prêtait pas grande attention à son écriture française, tandis que jusqu’en 1956, il couvrait ses carnets de caractères cyrilliques. Cependant, Dado était un fin lettré et possédait une grande mémoire des textes classiques qu’il avait lus, citant des phrases entières qui l’avaient marqué. Il était régulièrement irrigué de la présence d’une œuvre littéraire, qui pouvait devenir prétexte à son propre parcours et dans certains cas l’accompagner tout au long d’une phase créatrice.
Sans jamais les rencontrer, Dado eut ainsi des relations profondes avec des auteurs aussi différents que Buffon, Irène Némirovsky, Matthieu Messagier. Le premier, instigateur involontaire d’un cycle emblématique de Dado, personnifiait l’amour de celui-ci pour la nature, les sciences naturelles et plus particulièrement les êtres volants, papillons ou oiseaux. Ces derniers consacrèrent un lien tissé au-delà des ans avec Irène Némirovsky, l’amenant à correspondre téléphoniquement avec la fille de celle-ci, Denise Epstein, et à donner naissance aux Oiseaux d’Irène, œuvres déclinées, tout au long de plusieurs années, à partir de pages d’un livre d’ornithologie. Ses échanges avec Matthieu Messagier donnèrent lieu à des interventions graphiques multiples, les deux poètes dialoguant avec leurs mots et couleurs, recherchant l’un et l’autre l’émotion sans le truchement des outils de leur art respectif.
Cela restera pour moi un privilège que d’avoir pu observer le développement de pans entiers de la construction du monde de Dado, fait de briques de tous ordres, sensations, situations, ressenti du vécu d’autres, transmutations dans un creuset d’expériences personnelles que son génie rendaient universelles.
Cet ermite au téléphone portable ne quittait plus Hérouval, mais touchait à tout moment un de ses proches, où qu’il soit, pour partager une pensée, une image, une action. Il avait un commentaire, une anecdote, une recommandation sur chaque pays, chaque ville, chaque musée. À Londres, il fallait, toutes affaires cessantes, se rendre à la maison de Haendel, à Sérignan du Comtat s’intéresser à Jean-Henri Fabre, à Venise visiter l’École Dalmate de Saint-Georges des Esclavons pour admirer les tableaux de Carpaccio.
Dado ne s’est pas contenté de créer son monde pictural, il a également signé la réalité pour nous la rendre perceptible, pour peu que nous ayons accepté de prêter attention aux visions qu’il nous propose. Dado fut et est un initiateur, en cela que la cohabitation de son œuvre, pour ceux qui franchissent le pas, déclenche un processus qui ne s’arrête plus. L’absence de Dado empêche désormais qu’il puisse aider les initiés dans leur parcours au sein de son univers, désormais aux limites finies, qu’ils devront défricher seuls.
Dado n’est plus là pour donner en exemple son exceptionnelle liberté, remarquable car sans aucune compromission, quoi qu’il puisse en coûter, le mot même de coût étant absent du vocabulaire de Dado. Gilles Deleuze a écrit dans Proust et les signes :
« Les signes mondains impliquent surtout un temps qu’on perd…Les signes de l’art nous donnent un temps retrouvé, temps originel absolu qui comprend tous les autres… Et c’est dans le temps absolu de l’œuvre d’art que toutes les autres dimensions s’unissent et trouvent la vérité qui leur correspond. »
Dado ne s’est jamais préoccupé des signes mondains, évitant ainsi de perdre du temps et se consacrant quasi exclusivement aux signes de l’art. En cela, il était terrible et magnifique, infiniment humain et unique.
Pour conclure, je citerai cette phrase simple de Daniel Cordier, évoquant Dado lors d’un entretien : « Au fond, c’est un peintre tout à fait exceptionnel et un type merveilleux. »
Il nous faut malheureusement désormais évoquer « le type » au passé, mais le peintre sera de plus en plus présent.
Chœur « Dall’orror »,
Alcina
Ivo, petit-fils de Dado, en traduit les paroles avant la diffusion.
De l’horreur d’une aveugle nuit, qui nous rend avec la vie notre liberté perdue ?
Je fus fauve, moi rocher, moi plante et moi, dissous, j’errais en onde : qui nous a rendu l’humain vouloir ?
Qui nous dépouille de l’animalité qui déjà était la nôtre ?
Nous tenons à remercier la Ville de Gisors et son maire M. Larmanou, ainsi que toute l’équipe municipale, en particulier Catherine Paysant, pour leur chaleureux accueil dans les murs de cette chapelle.
Nous remercions également chaleureusement Alfred Pacquement, qui très vite nous a manifesté son soutien et son amitié dans cette épreuve, au nom du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, dont on connaît l’immense importance pour Dado.
Merci aussi à Hélène Audiffren, directrice du Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, à Sérignan, qui présentera une salle entière en hommage à Dado dès samedi prochain. Nous remercions également l’Etat du Monténégro, et tout particulièrement M. Le Ministre Branislav Mićunović ainsi que Mme l’Ambassadeur Irena Radović, pour leur soutien indéfectible à l’œuvre de Dado.
Enfin, nous remercions tous les amis qui ont eu la gentillesse de se déplacer jusqu’ici, et tout ceux qui nous ont manifesté leur sympathie à travers les multiples messages que nous avons reçus sur le site www.dado.fr. C’est aussi par vous et en vous que sa mémoire et son œuvre continueront à vivre.
Merci à tous.