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Diaporama
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C’est par Kalinowski que j’ai connu Dado en 1957. J’étais, je suis toujours, déconcerté par ce petit bonhomme barbu, débraillé, à la voix douce, au langage châtié, à la fois moqueur et triste, vivant dans un désordre irrémédiable, entouré de hiboux, de chats, de moutons et d’enfants.
Chaque dimanche, durant mes week-ends, j’allais voir Dado. Il travaillait sur trois ou quatre tableaux simultanément, dont les esquisses me paraissaient explicites et achevées. J’enrageais quand, le dimanche suivant, elles étaient détruites ou méconnaissables. Souvent, il abandonnait l’image abîmée, crevée, dans un coin d’atelier, ou la repeignait à l’excès dans une pâte fatiguée et inopérante. Quelquefois, le miracle avait lieu, et des figures extravagantes descendaient de son regard sur la toile et décrivaient admirablement la mélancolie du Temps qui avilit les êtres et les choses.
D’innombrables dessins minutieux et parfaits traînaient sur le plancher, maculés, déchirés, troués. Pratiquement, il n’y a pas une œuvre de Dado qui ne soit passée chez le restaurateur avant d’être montrée au public. Je lui ai toujours dit, en riant, que sa haine pour son marchand l’obligeait inconsciemment à ruiner ses œuvres pour l’en dégoûter.
L’art de Dado est celui de la sérénité au-delà du désespoir. Univers concentrationnaire où l’homme déchu rejoint ses origines animales ; monde de catastrophes atomiques où le génie de quelques-uns n’aura servi qu’à corrompre l’esprit et mutiler le corps de tous les autres ; drame de l’accouchement dont les résidus innommables, les défécations, les organes épuisés, transforment le monde en un formidable hôpital où les êtres s’efforcent dans la douleur et dans la honte. La palette raffinée, rose clémentine et bleu lavande, aggrave le cauchemar par la préciosité de la mise en scène. Je suis étonné quand j’entends critiquer ses œuvres comme morbides. Ne dévoilent-elles pas la réalité qui nous entoure mais que nous n’osons pas regarder, honteux de notre santé, de notre confort, de notre indifférence ? Si cette peinture de cataclysme, qui est une accusation, m’apparaît le décor naturel de mes pensées, c’est peut-être parce que l’horreur est mon confort.
La peinture de Dado est une peinture d’instinct, dans laquelle le pinceau glisse au gré de l’intuition, dessine, efface et reconstruit les sujets dont elle prend conscience à l’instant où elle les compose.
Il semble que la misère humaine se soit réfugiée dans ses bras et transforme cet homme frêle, aux allures d’adolescent, en prophète colossal de la pitié et de l’horreur.
Quand on parle d’un peintre, il est convenable de s’intéresser à sa technique, à ses thèmes, à son inspiration ; surtout dans notre temps où ces valeurs en ont remplacé d’autres qui paraissaient épuisées il y a un demi-siècle, mais dont l’absence, après un aussi long exil, commence à se faire sentir. On discourt donc sur un objet désincarné qui flotte on ne sait où, détaché de l’homme qui l’a fabriqué et de celui qui le contemple. On parle beaucoup, çà et là, d’une « nouvelle figuration ». C’est, effectivement, un problème plastique que le retour dans les tableaux d’une image de la nature.
Avec Dado, nous sommes loin de l’esthétique, nous sommes au centre de l’humanité qui saigne, sans littérature et sans complaisance. Ses images sont tellement bouleversantes (au sens le plus fort, c’est-à-dire inoubliables) que, longtemps après les avoir contemplées, nous les revivons dans nos cœurs comme un remords.
Ce sera la gloire de ce peintre-enfant d’avoir redonné à la peinture la présence qui lui manquait, dont elle était en passe de mourir sans le savoir.
Dado est le maître d’une « nouvelle humanisation ». Ce n’est pas un problème plastique, il y faut du cœur et quelque génie.
Daniel Cordier
→ À voir également : les interventions de Daniel Cordier dans le film de Snežana Nikčević et Sanja Blečić ainsi que la transcription de l’intégralité de l’entretien dont sont extraites ces interventions.