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Vers 1987, un peu avant, on dirait que la peinture de Dado va finir par lui forcer la main, comme si la toile ne suffisait plus, comme si l’illusion de relief apportée aux figures, leur allure de ronde-bosse, leurs effets de volume, appelaient carrément l’invasion de l’espace hors du tableau, l’annexion des objets rassemblés là, la colonisation en quelque sorte des choses les plus diverses disponibles sous la main. C’est l’expansion de la peinture, dans son excès, que rien ne retient plus. Les pots de matière et les pinceaux dégoulinants qui jonchent le solde l’atelier d’Hérouval perdent toute réserve à la perspective de cette conquête grandiose du lieu et du monde à travers le peuple des choses qui occupe l’espace. Une fois accomplis le rapt premier et, si l’on peut dire, le viol de l’objet de fortune, la passion aussitôt s’installe et règne, impérieusement, et elle ne quittera plus l’artiste.
C’est alors que le dépotoir, les fonds de cave et de grenier, les hangars des récupérateurs deviennent pour Dado, dans l’imaginaire de son désir et dans la trivialité du réel, d’inépuisables réservoirs de rebuts, rejetés, expulsés, abandonnés, offerts sans restriction à son appétit, j’entends à sa volonté créatrice de métamorphoser, de transvaluation des formes et de dramatisation de l’inerte et du mutique.
Dado n’opère pas en collectionneur. Il ne classe pas, il ne protège pas, il ne s’arrête pas à l’identité déterminée des choses qui composent ses trouvailles, son butin. Au fond de sa pensée véritablement démiurgique, tout objet de récupération est susceptible de devenir autre chose que ce à quoi il servait, ce à quoi son utilité semblait l’avoir destiné. À partir du moment où, rejeté, éjecté, il est démis de sa fonctionnalité, il se recommande, d’emblée, par sa capacité à devenir n’importe quoi d’autre tout en conservant, dans son aspect, une suggestion des réminiscences qui le rattachent à sa détermination utilitaire. Ainsi une lessiveuse ou un corps de pompe, intronisés dans le royaume imaginaire de Dado, ne font pas oublier ce qu’ils furent à l’origine mais, à présent extrapolés, ils acquièrent, en vertu d’une mise en scène tout à fait élémentaire, un statut symbolique auquel on n’aurait pas d’abord songé, mais qui se tenait en latence, déjà, dans leur simple morphologie matérielle : ventrue, ouverte, pleine et débordante de rebuts indicateurs d’humanité et d’enfance, la lessiveuse prend la dimension d’une entité maternelle – cependant que le corps de pompe, échoué ici, exhibe son déversoir comme un souvenir de pénis, une allusion évidente à la virilité.
Il est passé, dans l’atelier, il est demeuré, des milliers de choses disparates, endommagées, périmées, inutilisables. Pas une d’entre elles qui ne soit remarquable pas sa qualité de présence insolite, par sa force de suggestion symbolique et intentionnelle – seule ou dans sa mise en relation avec les autres. Pas un objet tiré du trou ou du monceau des ordures qui n’ait ressuscité entre les mains de Dado et n’ait acquis une part d’étrangeté insolente, cocasse ou pathétique et une force d’expression qui le propulse sur les degrés des créations de l’art. Il n’est pas un élément du ramassis qui n’ait quelque chose à signifier, quelque message à transmettre, quelque réminiscence de la condition humaine à étaler sous les yeux, violemment, sans ménagement et sans pitié mais non sans humour et bonhomie. Au premier regard, devant la foule quasi hurlante de son mutisme, grimaçante et gesticulante en son inertie, de tout ce foutoir de choses liguées entre elles dans un espace sans horizon, sans échappatoire, le visiteur du lieu peut être saisi d’angoisse ou de dégoût – car c’est trop de vacarme dans le silence, trop d’agitation dans l’immobilité, trop d’hostilité dans la tranquillité de l’endroit, à la campagne, dans le vallonnement boisé d’Hérouval. Mais passé ce premier choc, s’il laisse son regard aller aux choses et s’il circule de groupe en groupe dans ce concentré de cité humaine que représente l’atelier, l’amateur de sensations esthétiques fortes sera saisi par l’ingéniosité des rencontres et assemblages d’objets, par l’ambiance régnante de farce débridée, monstrueuse, hilarante, démesurée, assurément plus proche de Rabelais et de Jérôme Bosch que de Dante ou de Sade. Le badigeon sanguinolent qui macule un grand nombre de pièces, l’étalage des ossements, des charpies, des crochets de boucher et de lits de souffrance – il y a bien là une évocation de charnier et de cave de torture, une antichambre de l’enfer, mais aussitôt démentie ou contrebalancée par la grasse plaisanterie des ustensiles de cuisine, des choses ménagères ou hygiéniques, des tuyauteries désaccordées. L’atmosphère est lourde et sombre et induit la douleur. Mais à tout moment le rire éclate, là même où l’on attendait le cri.
Les objets peints peuvent être considérés isolément chacun en soi-même, comme autant d’avatars de sculptures provisoires, éphémères, transmuables. Mais ils prennent leur juste sens et toute leur puissance dans leur rassemblement, leur promiscuité, leur mise en scène collective. Ensemble ils forment un monde mais un monde revenu au chaos après tous les désastres de l’histoire et la corruption de l’espèce. Ou plutôt, ils s’agrègent dans le spectacle matérialisé d’un énorme cauchemar. Ils forment une foule houleuse, inquiétante, interlope et bizarre et l’atelier d’Hérouval s’impose au regard comme un avatar de la cour des miracles. On a beau savoir qu’ici toutes les choses sont mortes, il circule là-dedans un air de vie, tant il y a de connivence et complicité des objets enter eux et tant ils laissent une impression fort dérangeante d’humanité. Même les ossements d’animaux se trouvent mis en situation telle que leur exhibition renvoie à des modèles humains, évocateurs de cruauté, de voracité, de pulsions inassouvies. Ou encore, ce sont des bêtes péries, écrasées, desséchées, étalant en elles-mêmes leur témoignage de torture : des chats, des rats, des crapauds dont le corps est comme condensé de toute la puissance de douleur du vivant. Et sans aucun doute, ce sont, pour Dado et pour nous qui le suivons, des êtres infiniment fraternels venus à nous dévisager, de l’autre côté du miroir, pour nous rappeler le peu que nous sommes et qui n’a droit qu’à l’horreur. Car il y a du moraliste et du pessimiste dans l’œuvre entière de Dado dont les figures monstrueuses sont directement issues des ténèbres de l’être et du temps et présentifient, sensiblement, la face cachée de l’humanité – ce que l’homme porte en lui d’inavouable et d’innommable. Une métaphysique du grotesque, telle est la leçon de vérité qui se dégage, intuitivement, du travail de Dado, dans tous ses modes d’expression. L’aspect ludique de certaines scènes n’évacue jamais la vision du fond, absolument noir, terrible et désolé, de la misère d’existence humaine.
Le sculpteur nommé Dado a choisi de transformer les êtres du rebut – entendons les choses rejetées et abandonnées dans la géhenne du dépotoir. Quand il les récupère, quand il se livre sur elles à ses opérations de défiguration, transfiguration, métamorphose, c’est comme si l’objet, ci-devant utilitaire et usuel, ne constituait plus, soudain, qu’une ébauche, une potentialité, une lecture – ce que la tradition philosophique, depuis Aristote, appelle matière. Celle-ci n’est pas neutre, elle porte encore sa forme initiale, simplement désétablie de sa fonction et donnée, là, comme une pluralité de suggestions. D’un fauteuil, d’un poêle en fonte, d’un radiateur, d’un urinal ou d’un châssis, Dado perçoit comme l’aura d’une volonté d’être – d’être encore, ailleurs, autrement. Dans la rencontre ou reconnaissance qui s’établit immédiatement, l’artiste est au désir de la chose comme à son propre désir. Il entend avec son regard, avec ses mains, avec son corps, tout autant qu’avec son esprit, le langage muet de la forme enclose. C’est comme un appel, sans doute en-deçà de la supplication, mais aussi poignant. Et comme l’artiste – Dado – de tout temps a beaucoup rêvé, c’est de l’obscurité de son rêve que surgit sa réponse à l’attente massive de la chose, toute ramassée en son mutisme, en sa passivité, en sa disponibilité. L’intervention créatrice se limite souvent à peu de chose, en apparence : quelques coups de badigeon, du rougeâtre, du verdâtre, du jaunâtre, la juxtaposition d’objets, l’insolite promiscuité d’une installation – et le tour est joué, la scène du monde et de l’humain est remise en train dans l’espace protecteur de l’atelier caravansérail. L’atelier comme abri matériel, comme lieur de gestation permanente et comme îlot réservé des espèces mutantes, menaçantes et menacées. L’imagination y détient le pouvoir : fertilité, ingéniosité, prolifération inépuisables. L’incendie de 1988 ne met pas un terme à l’expansion galopante des objets et des formes. Au contraire. Le lendemain même, au milieu des ruines fumantes, Dado d’Enfer reprend le travail comme si le feu lui avait ouvert des voies nouvelles, de nouvelles suggestions de création et, d’abord, lui avait imposé, comme nécessité intérieure, de donner un sens à la destruction et à la consumation. Ce qui reste après l’œuvre des flammes reprend vie, dans l’exaltation des traces de combustion et l’exhibition des cicatrices. Le cycle de mort et de résurrection se réenclenche et la volonté du démiurge reste intacte. Elle le restera jusqu’au bout, jusqu’au dernier souffle. Les grands chantiers des Orpellières, de la chapelle Saint-Lazare de Gisors, du blockhaus de la côte de Fécamp témoignent de la vitalité créatrice de l’artiste poussée jusqu’à la frénésie, jusqu’à la transgression des limites et à la mort.
Il y avait du joueur, chez Dado. Le visionnaire qu’il était, le prophète des temps mauvais, le familier des monstres et des monstruosités, cultivait au fond de lui-même un esprit d’enfance et une manière d’innocence qui se riaient des calculs et des stratégies. Cette veine de fraîcheur, capable d’absoudre toutes les cruautés et toutes les turpitudes, s’accomplissait tout particulièrement dans la mise en situation de sculptures mobiles, faites de pièces et de morceaux et susceptibles de se transformer par déplacement ou échange de leurs éléments. La légèreté propre aux choses éphémères insuffle son esprit dans ce travail. (…)
Dans son entreprise de récupération et de transformation démiurgique des objets de rebut, Dado accomplit ce qui se tramait, comme une invocation, au sein de sa peinture : le passage à la troisième dimension et l’autonomie de la chose dans son occupation de l’espace. Mais ce n’est pas tout. À travers sa mise en situation et en relation, on perçoit que l’objet est nanti d’une quatrième dimension : celle de l’intériorité. En cela, assurément, il n’est pas différent des figures peintes qui s’exposent dans les deux dimensions du tableau : il s’avère porteur d’intentions, généralement dangereuses et nuisibles, et représentatives d’un destin accablant, irrévocable et pathétique. C’est en cela que l’œuvre de Dado apparaît profondément incarnée, aux antipodes de l’art conceptuel, dans la grande tradition expressionniste que l’on pourrait faire remonter aux sculpteurs de figures diaboliques des églises romanes.
Ainsi chez Dado le passage à la sculpture, même sous ses aspects les plus ludiques, n’est aucunement une diversion qui viendrait soulager l’artiste de son énorme tension créatrice investie dans la réalisation de ses grandes peintures. La sculpture représente dans son œuvre une voie et un domaine d’accomplissement qui lui ont permis d’exprimer, avec toute l’autorité de son génie, et avec une liberté plus vaste, ses tourments, ses hantises, ses constats d’amertume et ses interrogations de fond. Le caractère éphémère, quelquefois fortuit, en tout cas particulièrement périssable, des objets peints et des installations occasionnelles, apporte à toute cette part du travail de Dado la vérité indiscutable de ce qui touche et fait mal en touchant comme aussi de ce qui fait rire et rêver dans l’espace réservé du grand art.
Claude Louis-Combet
Le 20 août 2014